La stratégie du choc

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Extrait de l'excellent ouvrage de Naomi Klein : La stratégie du choc

"Pendant les dix-huit premiers mois, Pinochet suivit fidèlement les prescriptions de l'école de Chicago : il privatisa certaines sociétés d'État (y compris des banques), autorisa de nouvelles formes de finance spéculative, ouvrit toutes grandes les frontières aux importations étrangères en abolissant les barrières qui protégeaient depuis longtemps les fabricants chiliens et réduisit les dépenses gouvernementales de 10% - sauf pour l'armée, qui bénéficia d'une hausse substantielle de ses crédits. Il élimina également le contrôle des prix, mesure radicale dans un pays qui réglementait depuis des décennies le prix des denrées de base comme le pain et l'huile de cuisson.

Les Chicago Boys avaient donné à Pinochet la ferme assurance que le retrait soudain du gouvernement de ces secteurs, pour peu qu'il se fît d'un seul coup, permettrait aux lois "naturelles" de l'économie de retrouver leur équilibre et que l'inflation - qu'ils apparentaient à une fièvre économique révélant la présence d'organismes malsains au sein du marché - disparaîtrait comme par magie. Ils se trompaient. En 1974, l'inflation atteignit 375%, le niveau le plus élevé au monde. C'était près de deux fois plus que le point culminant observé sous Allende. Le prix des denrées essentielles telles le pain explosa. En même temps, de nombreux Chiliens perdaient leur emploi : le flirt de Pinochet avec le libre-échange avait pour effet d'inonder le pays d'importations bon marché. Incapables de soutenir une telle concurrence, des entreprises locales fermaient leurs portes. Le taux de chômage atteignit des sommets et la faim se fit omniprésente. Dans le premier laboratoire de l'école de Chicago, c'était la débâcle. 

Fidèles au dogme, Sergio de Castro et les autres Boys soutenaient que leur théorie n'était pas en cause. Le problème venait plutôt du fait que leurs prescriptions n'étaient pas appliquées avec assez de rigueur. Si l'économie ne s'était pas redressée et n'avait pas retrouvé son équilibre harmonieux, c'était en raison des "distorsions" qu'y avaient laissées près de cinquante années d'ingérence gouvernementale. Pour que l'expérience donnât les résultats attendus, Pinochet devait éliminer ces distorsions - sabrer davantage dans les dépenses, privatiser encore et accélérer le rythme des réformes. 

À ce stade, de nombreux membres de l'élite commerciale du pays en avaient par-dessus la tête des aventures des Chicago Boys au royaume du capitalisme extrême. Les seuls bénéficiaires des réformes étaient les sociétés étrangères et une petite clique de financiers connus sous le nom de "piranhas", à qui la spéculation rapportait gros. 

[...]

L'expression "traitement de choc" décrivait à merveille les prescriptions de Friedman. Pinochet avait délibérément plongé son pays dans une profonde récession, sur la foi d'une théorie non éprouvée voulant qu'une contraction subite provoque un redressement de l'économie. Cette logique entretient une parenté frappante avec celle des psychiatres des années 1940 et 1950 qui, convaincus qu'il suffisait de provoquer volontairement des crises d'épilepsie pour redémarrer le cerveau, prescrivaient le recours massif aux électrochocs. 

[...] 

Au cours de la première année d'application de la thérapie de choc prescrite par Friedman, l'économie du Chili régressa de 15% et le taux de chômage - qui n'avait été que de 3% sous Allende - s'éleva à 20%, du jamais vu au Chili, du moins à l'époque. Le pays, en tout cas, se tordait de douleur sous l'effet des traitements. Et contrairement aux prévisions de Friedman, la crise du chômage dura des années et non des mois. [...] En 1982, l'économie chilienne, en dépit de la stricte application de la doctrine de Chicago, s'était effondrée : explosion de la dette nationale, retour de l'hyperinflation et taux de chômage de 30% (dix fois plus élevé que sous Allende). C'est que les piranhas - les maisons financières à la Enron affranchies de toute réglementation par les Chicago Boys - avaient acheté les actifs du pays à crédit et accumulé une dette colossale de quatorze milliards de dollars. 

[...]

Cette guerre - que de nombreux Chiliens assimilent en toute logique à une offensive menée contre les pauvres et la classe moyenne - fonde la véritable histoire du "miracle économique" chilien. En 1988, une fois l'économie stabilisée et en croissance rapide, 45% des habitants du pays vivaient sous le seuil de pauvreté. La tranche des 10% de Chiliens les plus riches, en revanche, avait vu ses revenus augmenter de 83%. En 2007, le Chili demeurait l'une des sociétés les moins égalitaires du monde - sur 123 pays où les Nations Unies mesurent les inégalités, il se classait au 116e rang. C'est dire qu'il figurait à la huitième place sur la liste des pays où les inégalités sont les plus marquées.

Si, de l'avis des économistes de l'école de Chicago, un tel rendement fait du Chili un miracle, c'est peut-être parce que le traitement de choc ne visait pas le redressement économique. Peut-être avait-il pour but de faire exactement ce qu'il a accompli - aspirer la richesse vers le haut et, à force de chocs, refouler la classe moyenne dans le néant. 

C'est en tout cas de cette manière qu'Orlando Letelier, ex-ministre de la Défense d'Allende, vit les choses. Après avoir passé un an dans les prisons de Pinochet, Letelier réussit à fuir le Chili grâce à une intense campagne de lobbying international. Observant l'appauvrissement rapide de son pays depuis sa terre d'exil, il écrivit en 1976 qu'"au cours des trois dernières années, on a enlevé des milliards de dollars aux salariés pour les donner aux capitalistes et aux propriétaires fonciers [...] la concentration de la richesse est la règle et non un accident. Ce n'est pas le résultat marginal d'une situation difficile, comme la junte voudrait le faire croire au reste du monde. C'est au contraire la base d'un projet social. Bref, c'est une réussite politique provisoire et non un échec économique."

Naomi Klein, La stratégie du choc

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